Certains le connaissent peut-être déjà..
A qui était réellement narcissique du fait qu'il occupait la première place, ne cessait de répéter à qui voulait, ou ne voulait pas d'ailleurs, l'entendre qu'en lui résidait tout le charme de l'alphabet.
- Regardez ! s'exclamait-il, regardez comme je me porte bien, le torse bombé et la tête haute. Avez-vous déjà vu une telle posture chez une autre lettre ?
- Une telle posture, je n'en sais rien, mais une telle prétention, non jamais ! répondait M excédé.
- J'ai de quoi l'être, M ! Pas comme toi, avec tes deux cornes ridicules.
Mais M que ces insultes n'atteignaient pas ne se laissa pas déstabiliser par ce beau parleur. Toutes les lettres de l'alphabet savaient très bien que le second avait raison, mais aucune d'elles n'osait le clamer, car A restait une lettre importante dans la hiérarchie, et ces dames, quoi qu'elles se moquent du caractère de l'étalon, n'étaient pas insensibles à son charme. M rétorqua alors :
- Mon cher A, si vous pouviez au moins avoir autant de neurones que j'ai de cornes, le monde se porterait bien mieux.
- Dois-je prendre cela comme une insulte ? demanda le concerné, les sourcils levés.
- Eh bien, je dirai que...
Mais M n'eut pas le temps de finir sa phrase. En effet, L, grand sage de l'alphabet, choisit ce moment pour intervenir. Il savait très bien que cela finirait par dégénérer, comme à chaque fois, et il ne supportait décidément plus les sautes d'humeurs des uns et des autres. L'alphabet se devait de s'entendre un minimum, au nom de langue française ! Après tout, les lettres se retrouvaient bien souvent côte à côte, l'entente entre elles était nécessaire.
- Il suffit ! Ne croyez vous pas qu'il serait judicieux d'arrêter là la discussion ? Nous sommes trop vieux pour nous disputer et émettre des propos pareils les uns envers les autres, non ?
- Nan !
Ce dernier mot sortait de la bouche de Q, il n'avait pas sa langue dans sa poche et était sans doute la plus franche mais aussi la plus vulgaire et maladroite de toutes les lettres. Il continua :
- M a raison. A nous gonfle à toujours parler de lui ! Faut bien que quelqu'un lui dise. A, tu nous fais chier !
- Q, ton langage s'il te plaît, s'offusqua L. Ne sois pas si grossier.
- Je dis c'que j'veux, et je suis grossier si j'ai envie.
- Non, il y a des règles à respecter, tu devrais avoir honte d'utiliser l'alphabet pour promulguer de telles insanités ! commença à s'énerver le sage.
- Bah j'ai pas honte ! dit Q en tirant la langue. Merde, putain, fais chier, crotte, salope ! Voilà.
Et avant que L n'ait pu lui répondre, Q s'était enfui en riant. Plus exactement, il était allé se cacher derrière X, le costaud de la bande, qui ne brillait pas par son intelligence (en effet, il était analphabète mais essayer tant bien que mal de le cacher) et qui s'était pris d'affection pour le jeune Q qu'il trouvait drôle. Il lança un regard de mis en garde à L en jouant de ses muscles. Ce dernier, sage mais peureux, préféra se retirer plus loin pour « méditer ».
Ne restait alors plus que M, A étant parti bouder dans son coin, vexé de la remarque de Q, après avoir annoncer qu'il préférait aller se contempler devant un miroir plutôt que rester là à écouter les idioties de lettres moches et jalouses. C'est alors que C, l'ancêtre courbée par la vie, fit son apparition. Elle était un peu sourde et tremblotante et avait une mémoire quelque peu défaillante. La vieillesse ne profite à personne, même pas aux lettres. Elle s'avança lentement vers M, une main posée sur son dos qui la faisait souffrir, l'autre refermée sur une pelote de laine et deux aiguilles, car oui, comme beaucoup de lettres âgées, C pratiquait régulièrement le tricot.
- Dis-moi mon petit Y, j'ai besoin de ton aide, dit-elle de sa voix chevrotante.
- Voyons C, tu as encore oublié tes lunettes ? Moi c'est M !
- Hein ? Si j'ai fait poussé des courgettes ? Mais qu'est-ce que tu racontes H ?
Je vous avais prévenu qu'elle était un peu gâteuse. M ne se formalisa pas de l'incompréhension de C, il avait l'habitude. Il se contenta de soupirer et de répondre sur un ton fatigué, pensant que finalement, il était peut-être le seul à avoir toute sa tête dans cet alphabet !
- Bon, pourquoi as-tu besoin de moi ?
- J'ai perdu mes aiguilles. Je les cherche depuis... olala mon petit, depuis une éternité, j'ai l'impression de passer ma vie à chercher mes aiguilles ! Et si je ne les retrouve pas, je n'aurai jamais fini l'écharpe pour tes cornes, ou la chaussette pour J ou même le soutien gorge pour B avant Noël, et si je n'ai...
- Mais elles sont juste dans ta main, C ! la coupa M en levant les yeux au ciel.
- Dans.. Dans ma main ? Oooh, miracle ! Oh merci mon petit vient là que je te fasse un bisou.
Et tandis que M se laissait bisouiller baveusement par la vieille lettre, une mélodie sifflotante s'éleva un instant avant de disparaître petit à petit. Ca, c'était I. I était une lettre vraiment très bizarre. Certains pensaient que c'était à cause de son point, qui l'avait rendu cinglé, d'autres que c'était de naissance, d'autre encore que c'était pour se donner un genre. Quoi qu'il en soit, I ne se déplaçait qu'en skateboard et ne parlait JAMAIS. Il se contentait de siffloter. Alors souvent il passait devant les gens à toute allure sur ses roulettes. On entendait un sifflement et l'instant d'après, plus rien. Et il arpentait l'alphabet ainsi dans tous les sens. Souvent lorsque l'on trouvait I, on trouvait du même coup Y. Ce dernier passait le plus clair de son temps à courir en toge après son modèle dans l'espoir qu'il le laisse essayer sa planche à roulette. Jusqu'à maintenant, I ne s'était jamais arrêté.
Passèrent ensuite B et N, les deux grandes copines. B n'était considéré que comme une poitrine ambulante de laquelle dépassait quelques mèches décolorées à cause de ses formes plus qu'avantageuses et N, quant à elle, était réputée pour être la commère de l'alphabet, toujours au courant des derniers potins. La règle d'or numéro un pour survivre au sein de cette communauté : surtout, ne jamais confier un secret à N.
- Tu sais N, j'ai pensé à subir une opération chirurgicale, racontait B à sa meilleure amie.
- Ah bon ? D'ailleurs tu savais que W était le frère jumeau de M mais qu'il ne supportait tellement pas ses horribles cornes qu'il s'est payé un retournement corporel ? Enfin bref, pourquoi veux-tu te faire opérer ? s'étonna N.
- Bah, pour rééquilibrer, quelle question ! J'voudrais me faire gonfler le sein gauche pour qu'il soit de même taille que le droit. Qu'est-ce que t'en penses ?
- Oh bah, je sais pas trop... Qu'en pense U ?
U était le médecin de l'alphabet. Il parlait très vite et la plupart des mots qu'il utilisait étaient inconnus des autres lettres. Certaines le soupçonnaient d'en inventer pour se rendre intéressant...
Alors que B et N poursuivaient leur chemin et leur discussion plus loin, R, V et K s'installèrent pour débuter une énième partie de scrabble. Passionnés et devenus pros en la matière, ils étaient tous trois connus au sein de l'alphabet sous le surnom des « trois dictionnaires ». Eux étaient très fiers de ce pseudonyme valorisant mais, même s'ils connaissaient la mauvaise foi de bon nombre de lettres, ils ignoraient que certaines étaient convaincues que leurs parties de scrabble répétitives n'étaient qu'une couverture et que les trois compères vendaient en réalité leurs âmes en jouant de l'argent au poker. Rumeur qu'avait lancée notre chère N il y a déjà quelques mois de cela.
A peine leur partie commencée, ils furent déjà dérangés par O. O était la lettre qui tombait toujours au mauvais moment, mais outre cette malchance peu commune, elle s'était mis dans la tête de ne prononcer que des mots commençant par la lettre « o ». Ne me demandez pas pourquoi. Evidemment, de ce fait, elle parlait très peu, mais était incapable de refuser quoi que ce soit, puisque « non » ne faisait pas parti de son vocabulaire employable, contrairement à « oui ».
- Ola ! leur lança-t-elle avec enthousiasme.
- Hum. Mouais. Salut, répondirent gênés par cette interruption les trois dictionnaires.
- Olala...soupira O un tantinet vexée par leur réaction peu accueillante.
- On essaie de se concentrer, lui dit K sans même lui adresser un regard.
- Ok, se contenta-t-elle de répondre.
Alors que V, K et R pensèrent avec soulagement qu'ils pouvaient enfin s'adonner à leur activité favorite tranquillement, ils furent encore dérangés. Cette fois par l'imposant D, le cuisinier, qui était chargé de s'occuper de la cantine de l'alphabet.
- Alors les jeunes, s'exclama-t-il de sa grosse voix tonitruante en s'essuyant les mains sur son tablier tâché, qu'est-ce qu'on mange ce soir ? Une idée ?
- Omelette ! s'écria O qui était heureuse qu'on lui demande son avis.
- Roh... O... On ne peut pas manger de l'omelette tous les jours, lui répondit D, bon vivant, en lui tapotant la tête de sa main dodue.
- Aubergine ! tenta-t-elle alors.
- Combien de fois faudra-t-il te répéter qu'aubergine s'écrit « au » et non « o », O ? s'exclamèrent R, V et K dépassés par un tel manque de culture orthographique.
La naïve petite lettre se contenta de rougir.
- Du poisson, ça ira très bien, D ! dit ensuite V, pressé de reprendre la partie.
- Et en dessert ? demanda D en prenant note de la proposition sur un calepin prévu à cet effet.
- Or...commença O avec un grand sourire.
- NON, PAS D'ORANGES, O ! s'énerva K, on peut pas non plus manger des oranges à chaque dessert, enfin !
Son sourire se transforma alors en grimace et O partit en pleurant, comme à chaque fois qu'elle essayait d'aider D à trouver un nouveau menu.
- On n'a pas d'idée pour le dessert, de toutes façons, S nous le pique toujours alors tu n'as qu'à lui demander à lui ! conclut R.
S était en quelques que sorte le « super héros » de l'alphabet. Non pas qu'il sauve des vies ou fasse des choses extraordinaires, mais il était le seul à posséder un pouvoir : il pouvait se décupler à volonté ! Impressionnant, non ? Non, c'est vrai, vous avez raison, mais dans l'alphabet, on s'émerveillait comme on pouvait, hein. Bref, du coup, S se servait de cette capacité pour faire des blagues à longueur de journée. Personne ne les trouvait drôle, à part X, mais cela divertissait un peu l'alphabet. D partit donc alors en grommelant, à la recherche de S, espérant qu'il serait un peu plus aimable que ces trois lettres associables.
C'est ce moment que choisit J pour faire sa crise quotidienne.
- Ô monde cruel ! criait-il désespérément seul, que t'ai-je fait ? La vie, oui cette monstrueuse vie que je mène ne sert à rien et nous ne sommes que pollueurs, oh oui, des déchets...
J était dépressif, depuis sa naissance. On n'avait jamais compris pourquoi. Il ne cessait de se plaindre du monde, de sa vie, des autres et de lui-même. Souvent, il tentait un suicide qu'il ratait grâce à G, mère protectrice de l'alphabet, qui était encore la seule à se soucier de lui. Avec le temps, toutes les autres lettres s'accordaient pour dire que J n'était plus plausible, que tout ça n'était qu'un moyen d'attirer l'attention et que, finalement, l'alphabet se porterait bien mieux sans lui. J se mit alors à genoux et leva les bras en l'air.
- Pourquoi suis-je né lettre ? Ô pourquoi ? Dans cet alphabet sinistre où la place que l'on me prête diminue de jour en jour, implora-t-il.
Puis il baissa la tête, car, comme d'habitude, personne ne lui répondait, et, pitoyablement, il se traîna un peu plus loin, rampant comme un chien blessé.
Arrivèrent alors P et F. Ces deux lettres ne se supportaient pas l'une l'autre, quand elles se retrouvaient côte à côte, elles passaient leur temps à soupirer. Toujours en train de se disputer, il valait mieux qu'elles ne se retrouvent jamais dans la même pièce. Mais malheureusement, ce fut le cas à ce moment là.
- F ! Tu viens de me marcher sur le pied, j'te signale ! gémissait P en donnant un coup d'épaule dans celle de F.
- Oui, je sais c'était fait exprès, parce que tu prends toute la place, avec ta satané bosse ! répondait F avec colère.
- Je n'ai pas à écouter les remontrances d'une lettre qui n'arrive qu'à la 15ème place des lettres les plus utilisées, renchérit P d'un ton hautain.
- Mais de qui te moques-tu ? Tu occupes la 14ème ! rétorqua F.
- C'est toujours mieux que toi !
- Nianiania !
- Pfff, quel gamin ! s'emporta P avant que les deux lettres reprennent chacune leur chemin dans des sens opposés.
- 14 ? 14 ? Qui a dit 14 ? s'exclama E qui venait d'arriver.
E parlait très vite, c'était un grand mathématicien, logique et discipliné. Il aurait rêvé de naître chiffre, mais le hasard ne lui avait pas donné cette chance. Depuis, il ne cessait de calculer, toujours et encore. Il s'était acheté la dernière calculette supra puissante et narguait tout l'alphabet avec. Les lettres s'en fichaient, bien évidemment. Il lui arrivait aussi parfois de ce prendre pour un nombre, alors il sautait dans tous les sens en criant « je suis 2, je suis 2 ! » et quiconque l'appelait E se prenait un coup de calculette en plein dans la figure.
- 14..14... 14 fois 14 égale 196 et 1 plus 9 plus 6 nous donne.. 16. Donc si on ajoute 3 à la racine carré de 18 et que le montant de la somme 13 diviser par 2.6, marmonnait-il en pianotant sur les touches de sa Casio 9800+.
- Salut E ! lança alors H, le sportif, qui passait en vitesse faisant son footing.
- Oh tiens, bonjour H ! dit E en relevant la tête un instant avant de replonger dans ses considérations mathématiques sans queue ni tête.
Z choisit ce moment pour débarquer. Il était considéré comme le « paumé » de l'alphabet. A la dernière place des lettres les plus utilisées, il tentait de se faire aimer par les autres lettres, mais ces dernières ne cessaient de se moquer de lui. Mais cela n'aurait rien été pour ce malheureux Z sans ce fâcheux détail qui faisait tant rigoler ses compagnons.
- Zalut les zamis !
Eh oui. Z zozotait. Et à chaque fois qu'il ouvrait la bouche, des éclats de rire s'en suivait. Pauvre Z. Il arrivait même que J en vienne à sourire en l'entendant, c'est vous dire !
Puisqu'il n'y avait personne, Z continua son chemin la tête baissée, même s'il aurait juré entendre E s'esclaffait.
« Mais, vous avez oublié une lettre ! » allez-vous me dire, choqués de ce manque de professionnalisme. Non non, je n'oublie pas T. Comment pourrais-je ? T est une lettre qui ne s'ennuie jamais ! Elle est trop occupée à observer la vie de l'alphabet et elle aime beaucoup rire des autres lettres. Souvent, elle se cache dans un coin et reste là à narrer tout ce qui se passe, décortiquant l'alphabet à qui veut bien l'écouter. Vous n'aviez pas deviné ?
